lundi 31 mars 2014

Page Noire

Nouvelle écrite en 2009, oui ça commence à dater pas mal...
J'attends une occasion de la retaper, en attendant je la mets là telle quelle ^^ !

Une larme. Amère. Salée. Sillon douloureux sur une joue trop pale. Perle mêlée de sang. Pas le sien.

*


Pourquoi aurais-je des regrets ? Pourquoi aurais-je de la miséricorde, de la pitié, des scrupules ? Pourquoi me serais-je dit que c’était mal, que c’était ignoble, que c’était triste ? Que savais-je de la tristesse ? L’ombre n’existe pas sans la lumière. La tristesse ne peut pas exister, sans le bonheur.

Et en ces temps-là, il n’y avait pas de bonheur. Il n’y avait rien, rien à part la survie. La survie ou la mort. Les roches enflammées tombaient du ciel et ne laissaient que des cendres de leurs cibles, les guerriers se battaient à même les villes, les gamins courraient sous les épées à la recherche de leurs frères, perdant parfois leur tête au passage. Et qui les pleurerait ? Personne. Il y avait bien longtemps que leurs mères étaient mortes, qui égorgée par un homme, qui empoisonnée par leur propre main avant de subir un viol. Les bambins qui survivaient, on leur donnait un casque, une arme, et on les mettait en première ligne de front. La marmaille, l’insouciance, l’avenir et tout le tralala… Des conneries. C’était de la chair, c’était humain, c’était obéissant, ça pouvait tenir une arme et ça n’avait pas d’expérience : c’était donc un rempart pour les guerriers plus expérimentés des lignes suivantes.  L’avenir… C’était un mot qui n’existait même plus. Il n’y avait plus personne pour le prononcer, et quand ça arrivait, on fuyait les déments qui osaient. L’avenir… A quoi cela pouvait-il bien ressembler, l’avenir ? Qu’est-ce que c’était, que l’avenir ? Il n’y avait pas d’avenir. Ca sonnait creux, ça sonnait vide. Un vide béant, douloureux sans que l’on sache vraiment pourquoi. On n’y songeait jamais, on ne savait même plus comme on faisait pour y songer. Il n’y avait que la survie. Que la survie. Survivre. Un jour de plus. Une heure de plus. Un assaut de plus. Juste un assaut. Rien ne comptait d’autre, rien. On n’avait plus que cela à protéger : nos carcasses affamées où l’âme pourrissait. Quoi d’autre ? On nous prenait tout. Tout.

Alors quoi ? De quoi m’accuse-t-on, exactement ? Je suis née là-dedans, moi. Je suis née sur les ruines d’un village cent fois brûlé, cent fois redressé, cent fois crevé. Je suis née là, et ma mère a payé ma vie de la sienne. Mon père ? Qui pouvait donc se vanter de connaitre son père ? C’est tout juste si on connaissait leur camp ! Moi, je n’en sais rien. Peut-être était-ce un chien ennemi, peut-être était-ce un homme choisi par ma mère. Que vouliez-vous que ça me fasse, de toute façon ? J’étais là, c’est tout ce qui compte. J’étais un bébé, une âme modelable, une arme ou une défense potentielle. On m’a ramassé et on m’a fichu dans une cave, cachée, creusée sous une forêt à l’abri de l’ennemi. Là, on y mettait tous les gosses de la région encore trop faible pour porter l’épée ou la dague. On les maintenait en vie, histoire qu’ils crèvent un peu plus tard et de façon utile, à la guerre. Hin… La guerre. La vérité, c’est que ce n’était pas la guerre. C’était les prémices de l’apocalypse. C’est ainsi qu’on l’appelait : la fin du monde.

Qu’est-ce qui se passe, pour une gamine comme une autre qui naît le jour de la fin du monde ? Vous pensez vraiment qu’elle a conscience de toutes vos conneries ? Vous pensez vraiment qu’elle a eu le temps de penser à ce que c’était, la miséricorde, la pitié et les scrupules ? Que pensez-vous qu’elle apprenait, cette gosse ? La compassion ? Le chagrin ? La souffrance ? Imbéciles ! A quoi ça pouvait bien servir, toutes ces choses ? A rien ! A rien ! Elle apprenait l’indifférence, la hargne de survivre et la résignation. Pas de place pour autre chose. Pas le temps pour une âme. Pas le temps pour un cœur. Pas de place.

Pendant quatre années, on m’a élevée sous la terre et comme tous les autres : il fallait survivre, toujours survivre, grandir, puis servir, obéir. Là-bas, à l’Est : les monstres à abattre. Ici, à l’Ouest : on ne nous l’a jamais dit. Que vouliez-vous qu’ils disent ? Que c’était des ruines à garder ? Pourquoi garder des ruines ? Qu’est-ce que ça pouvait nous faire, à nous, la terre de nos ancêtres ? Ils ne prenaient pas le temps de nous enseigner sa beauté, sa valeur, ses trésors et ses légendes.  Non, ici, ce n’était rien. Il n’y avait que là-bas : les gens à éliminer. Pourquoi ? Malheur à celui qui demandait. Tu ne poses pas de question. Tu obéis. Tu ne réfléchis pas. Tu exécutes. Tu ne penses pas. Tu n’es pas humain. Tu es une arme. Une arme de chair. Tu n’as pas besoin d’humanité, tu n’as pas besoin d’esprit, tu n’as pas besoin de ta volonté propre, tu n’as besoin que de tes oreilles pour écouter les ordres, et de tes membres pour les accomplir. Ton rôle, c’est de mourir en emportant le plus de gens de là-bas possible. Ton rôle, c’est donc de leur survivre. Et pour leur survivre, tu dois les tuer. Tu vois, c’est très simple. C’est ton raisonnement, et tu n’as pas besoin de l’élargir, de l’approfondir ou d’en avoir un autre. Ce dont tu n’as pas besoin, tu n’y penses pas. C’est tout.

Pendant quatre ans, j’ai été là-dedans. Maillon parmi les maillons. Détail de la chaîne. Remplaçable. Moins qu’une bête : lever, manger, atelier, sieste, atelier, leçon, manger, dormir. Aux ateliers, on aidait les forgerons ou on réparait des vêtements, on s’occupait de la nourriture qui nous arrivait ou on nettoyait la cave pour qu’aucune maladie n’y arrive. Aux leçons, on les écoutait parler de nos dirigeants, des armes et des règles à respecter. Tu ne parles pas. Jamais. Tu écoutes, tu comprends, tu fais, tu grandis. Ta fonction s’arrête là.

Alors quoi ? Comment voulez-vous que j’ai pu savoir, moi, ce que c’était que le bonheur, l’amour ? Qu’aurais-je bien pu y comprendre ? M’avait-on déjà parlé de l’amour ? Jamais. Jamais. Jamais mes oreilles n’avaient été effleurées de ce mot là, jamais. Alors quoi ? Pourquoi me reproche-t-on quelque chose ? Pourquoi est-ce que mes yeux sont humides ? Qu’est-ce que c’est que ces perles glissant sur mes joues ? Pourquoi est-ce que mon regard se trouble ? Pourquoi mon cœur bat-il si fort ? Pourquoi bat-il si vite ? Pourquoi mon sang se réchauffe-t-il ? Pourquoi cogne-t-il mes tempes ? Pourquoi ma gorge se noue-t-elle ? Qu’est-ce que ce poids qui me pique jusque les yeux ? C’est ça, la tristesse ? C’est ça, pleurer ? C’est ça, ressentir ? Est-ce que c’est ça, se sentir vivre…?

*


- Lilie… ? Li… ! Emzelle ! Qu’est-ce… Emzelle ! Non ! Emzelle !! EMZELLE !

Il cri. Il hurle. Il la secoue. Il la gifle. Il la secoue encore. Il est con... Elle est morte. Ca se voit. Suffit de regarder la marre de sang autour pour savoir que c’est mille fois trop tard. Il s’acharne pourtant. Longtemps, sans doute. Il quitte enfin des yeux le corps qu’il tient si fort pour lever son regard brun vers elle. Incrédulité. Douleur. Haine. Douleur. Folie. Douleur. Douleur. Douleur. Douleur. Infinie douleur. Gouffre. Ben quoi ?

*


Dites-moi, vous, avec vos grands mots qui sonnent étranges. Vous avec vos âmes. Pourquoi me condamnez-vous, avec vos injures ? Vous me lancez à la gueule une loi dictée par un cœur que je n’ai pas. On ne m’a pas enseigné à le faire battre pour autre chose que la survie. Pour irriguer mon corps. Pour animer ma chair. A quoi est-ce que ça peut bien servir d’autre, un cœur ? Vous me jugez, mes actions sont répréhensibles, et au nom de quoi ? Comment je pourrais savoir, moi, ce dont vous me parlez ? Bien sûr que je ne ressens rien ! Bien sûr que je ne regrette rien ! Bien sûr que je m’en contre fou ! Qu’est-ce que c’est, « ressens » ? Qu’est-ce que c’est, « regrette » ? Là où je suis née, ça n’existait pas tout ça. On n’en rêvait même pas. Comment on aurait fait ? Même notre subconscient n’avait jamais entendu parler de telles choses ! Qui donc les lui aurait chuchotés ? A vrai dire, on ne rêvait même pas. On dormait pour redonner un peu de force à nos corps, et nos songes étaient à notre image : gris. C’est tout.

A quatre ans, trois d’entre nous ont quitté la cave. Dont moi. Pour la première fois de ma mémoire, j’ai vu le ciel, les nuages, la lumière du soleil. Et alors ? Que vouliez-vous que cela nous fasse ? Si on ne vous conte pas d’histoire merveilleuse sur la pierre qui borde votre chemin, vous passez à côté et puis c’est tout. Nous, c’était pareil. Le soleil, on nous en avait parlé un peu, mais juste pour dire qu’il était la lampe du ciel, le jour. De la curiosité ? Nous n’avions pas de curiosité. On n’avait pas le droit d’en avoir. On ne pouvait pas s’extasier sur quelque chose, ni réfléchir par nous-mêmes, ni poser de question. Alors qu’est-ce qui aurait pu attiser une quelconque curiosité ?

On a juste plissé les yeux devant la lumière, puis lancé un regard vide au dessus de nos têtes pour voir sa source. C’est tout. Ressentir, ça n’était pas pour nous. On ne savait pas ressentir. Tout ce qu’on savait, c’est qu’on allait se prendre une taloche si on trainait le nez en l’air trop longtemps. On a suivit une des gouvernantes de la cave jusqu’une petite garde à cheval et en armure : sept hommes, trois femmes. C’était rare, les femmes soldats. En général, on essayait de pas en gâcher trop à la bataille : plus il y en avait pour enfanter, plus il y avait de soldats et plus il y aurait de bras pour couper les têtes ennemis. Mais on en gardait tout de même quelques unes. Les plus hargneuses, les plus obéissantes, les plus habiles. Comme moi. Une femme peut-être pratique et redoutable, et ceux qui donnaient les ordres ne faisaient pas l’erreur de toutes les laisser de côté.

On est monté chacun devant un soldat, et ils nous ont emmenés au château. Un des rares encore debout. Il était bien gardé, il faut dire. Sans QG, les ennemis gagnaient de suite. Ce château, c’était l’un des cinq QG. Ma vie là-bas se résume encore de façon très simple, tous les jours se ressemblaient : on se levait, on se lavait, on mangeait, on apprenait poisons, pièges et cartes, on mangeait, on assouplissait nos corps, on travaillait nos réflexes, notre rapidité, on nous enseignait les armes. Puis on mangeait, on dormait, et le lendemain, on recommençait. A cet âge là, on avale tout ce qu’on nous donne, et nous progressions à une vitesse que vous, vous trouveriez sans doute effrayante pour des gamins de notre âge. Les maîtres trouvaient cela satisfaisant. Alors, ils montaient un peu la barre et nous en demandaient un peu plus.

C’est ancré. Tout ce que j’ai pu apprendre à cette époque, c’est ancré en moi. C’est comme respirer, marcher ou voir. C’est une partie intégrante de mon être, c’est un sens de plus, une conscience de plus, un fait naturel et irréfléchi. Oublier cet enseignement, c’est comme oublier comment avaler de l’air, c’est impossible. Impossible. Impossible parce que c’est ainsi qu’on a voulu que je sois, c’est ainsi que l’on a modelé l’arme Lilie, c’est ainsi qu’on a assemblé chacune des pièces qui me composent. C’est ainsi que j’ai fini par être. Ne me blâme pas. Tu n’en as pas le droit. Moi, je ne te blâme pas parce que tu respires. Alors ne me blâme pas parce que je tue.

*


- C’est toi qui… ?

Une voix étranglée. Ca lui fait mal de poser cette question. C’est bizarre. C’est con. Oui, décidemment, il est con. Elle lui rend son regard. Sans y faire écho. Lui, il est perdu. Perdu, à l’orée de la folie. Noyé dans sa douleur et son incompréhension. Elle, elle est là. Et c’est tout. Ses yeux sont vides de toute émotion. On y lit peut-être un peu de surprise ; qu’est-ce qu’il a, ce type ? C’est juste une morte.

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