lundi 31 mars 2014

Korégraph


Cette nouvelle a toute une histoire... Partie d'une description qui ne se voulait rien d'autre qu'une description, adaptée pour une histoire, abandonnée, puis réutilisée dans le cadre d'un concours de nouvelle sur le thème de "la ville" sans remodeler son contenu ; c'est finalement un texte en deux parties bien distinctes. Il y a d'abord ladite description, donc, puis l'histoire ! Sans ambition, vraiment pour dérouiller ma plume et m'amuser, voici une petite nouvelle inspirée par un tableau de Hopper (ne l'y cherchez plus xD) et le dessin animé "Nocturna".

C’était l’une des plus grosses villes de la région. Buildings et flèches partant à l’assaut du ciel se disputaient le terrain avec de tenaces et majestueux manoirs d’époques qui semblaient rire du simple et basique cubisme de leur voisins. « Trop grands pour ne pas paraître maladroits », ricanaient-ils en dressant fièrement leurs petits toits pointus.
Une belle société y évoluait, des messieurs et dames en costume et tailleurs avançaient à petits pas pressés dans les rues, hélant un taxi ou montant dans leurs voitures rutilantes. Ils se rendaient à leur bureau, pour la plupart, petite case translucide perdue parmi les autres dans l’une de ces tours monstrueuses qui semblaient à la fois si mal dégrossies à côté du patrimoine, et si élégante quant à leur radieuse ambition de flirter avec la voûte céleste.
Cette ville ne dormait jamais : le matin appartenait aux gens sérieux et responsables, convergeant tous vers leur lieu de travail, s’arrêtant ici et là boire un café si le temps -le temps !- le leur permettait, ouvrant un journal et poussant de théâtraux souffles exaspérés devant les nouvelles pourtant si terriblement redondantes… Le midi, c’était tout le monde confondu qui envahissait les rues : employés, écoliers de tout âge et lève-tards sortaient chacun de leur tanière plus ou moins douillette pour se remplir le ventre et prendre un bon bol d’air frais. L’air frais d’une ville traversée de long en large par les pots d’échappement des trop nombreuses voitures qui klaxonnaient sans arrêt, comme reprenant rageusement le refrain traditionnel de toutes les grandes cités. Le soir aussi appartenait à tous : un petit verre de détente avant de rentrer, un cinéma pour tromper la monotonie d’une vie, une conférence pour la soif d’apprendre, de longues discussions avec un collègue à la croisée de deux lotissements…
La nuit en revanche, c’était l’heure du bruit pour le bruit, des danses, de l’exaltation, de tout ce qui n’est pas permis et qu’importe ! il est plein de cachettes dans une ville aussi grande… La nuit ressemblait à un ballet chorégraphié par un danseur fou, une partition abstraite composée par un musicien infernal, un tableau peint par un dadaïste de génie jetant sur la toile tout ce que conscient et inconscient mêlés pouvaient lui suggérer. Les trois, ensemble, créaient une œuvre majestueusement démente.
Un carnaval bigarré.
Un cortège d’aliénés dansotant en tous sens,
Une procession sans queue ni tête délirant dans les mêmes couleurs et s’égayant sans peur d’une fin qu’ils refusaient d’envisager.
Une fête d’envolés à l’échelle d’une ville.

C’était l’une des plus grosses villes de la région. L’une des plus soumise à cette folle boucle accélérée de la vie, l’une des plus contrastée, des plus étrangement vive et monotone à la fois…
Et tout autour, dans sa proche banlieue, comme une douve paisible encerclant de terrifiants remparts, comme un petit et humble marchepied circulaire autour d’une estrade bariolée, une orée clairsemée autour de l’épaisse et dense forêt… Tout autour se greffaient les modestes quartiers de ceux qui n’adhéraient pas à la danse endiablée de la cité ou qui avaient été rompus par elle. Là-bas, tout semblait calme et posé, c’était autant de petits villages voisins où chacun connaissait ses prochains, où tous épiaient, portaient et rapportaient de pétillants potins les uns sur les autres avec une feinte hypocrisie et une franche camaraderie. C’était l’ambiance conviviale mais lourdes de petites histoires croustillantes de ceux qui vivent les uns contre les autres, avec des caractères trop différents pour s’entendre, mais trop futés pour refuser les tacites compromis. Ils étaient comme les exclus d’une époque trop futuriste, trop rapide, trop essoufflante, qu’ils laissaient derrière eux, prenant bien soin de ne pas empiéter sur son territoire, mais profitant néanmoins de sa prospérité et sa demande d’emploi. Ceux devant se risquer dans la cité pour aller travailler étaient les téméraires et courageux aventuriers qui plongeaient dans une jungle vorace pour quérir quelques trésors, avant de revenir, terrassés, mais heureux de rentrer après leurs prouesses dans leur paisible pavillon sans danger. C’était un peu comme prendre son souffle avant de passer le périphérique, rester en apnée la journée durant, et avaler enfin une grande goulée d’air en regagnant la banlieue.

Et c’est vers cette calme banlieue, nommée plus communément les Douves, que la Ville tournait présentement son regard, retenant son souffle. Ceci avait un effet désastreux sur ses habitants qui toussaient rauque à chaque pot d’échappement et éternuait au moindre pas soulevant la poussière sombre des trottoirs. Qu’importe, la Ville ne voyait qu’une chose : Korégraph était encore dans les Douves. Les Douves n’aimaient pas la Ville, et refusaient de la laisser entrer : impossible pour elle de savoir ce qu’il s’y passait. Après un dernier bronchement boudeur qui roula comme un coup de tonnerre dans ses rues, la Ville se redressa et reprit une respiration plus calme. Il était encore tôt et bien vite, elle oublia ses malheurs pour observer attentivement ses petits citadins : ils étaient beaux, ce matin. Tout frais, tout dynamiques, tout… oups, non, celui-ci titubait et baillait à s’en décrocher la mâchoire. Mais cet homme au port fier qui pressait le pas dans son costard bien taillé, et cette adolescente à la démarche assurée secouant ses boucles brunes en cadence avec le rythme pulsant dans son casque ! La Ville adorait observer ses habitants, les suivre comme leurs ombres, capter leur moindre attitude, deviner leurs pensées… Elle veillait jalousement sur ces petits êtres qui étaient venus la rejoindre, ou étaient nés dans son ventre. Elle les câlinait dans son étreinte de ville, leur donnant mille et une chose à voir, écouter, sentir, les perdant dans ses méandres comme une mère promènerait son rejeton dans sa poussette, lui faisant découvrir un peu de tout et de rien. Certes, ils ne regardaient pas souvent mais qu’importe, ces petites attentions lui faisaient plaisir, et puis Koregraph remarquait ses efforts, lui.
Koregraph… Un coup de vent balaya une avenue alors que la Ville soupirait. Elle s’ennuyait de lui. Il était son préféré. Il était né alors qu’elle était toute jeunette et ne l’avait jamais quittée ! Ça faisait longtemps, maintenant. Il était devenu un peu différent des autres depuis, mais qu’importe, c’était Koregraph.
Elle suivit, morose, un homme entre deux âges et tenta d’ébouriffer ses cheveux trop méticuleusement coiffés à son goût…
… puis s'immobilisa près d’une grand-mère, faisant passer devant elle le feu piéton au rouge, pour qu’elle s’arrête et puisse ainsi…
… rencontrer sa pâtissière préférée, qui arrivait juste derrière…
… un garçon d’une quinzaine d’années qui les dépassa à toutes jambes, profitant de ce que les voitures n’aient pas encore redémarré. La Ville fila à sa suite et alors qu’il reprenait une marche normale, elle fit rouler à ses pieds une jolie pièce bizarrement trouée qu’elle avait fauchée la veille à un visiteur sympathique, comme souvenir de son passage. Alors que le garçon ramassait son cadeau, intrigué, la grand-mère bougonna depuis le trottoir d’en face sur l’imprudence de la jeunesse, faisant rire sa pâtissière et redonnant un peu le moral à la Ville.

Un vrombissement la secoua alors que soudain, son rythme s’accéléra, comme brusquement porté par une musique plus entrainante, les notes s’accrochant à la partition, les musiciens s’harmonisant et les danseurs trouvant leur cadence : on sortait de chez soi, on allait à la boulangerie, au travail, au café, chercher son journal, on promenait son chien, on courrait après un bus, certains même se contentaient de flâner au hasard et tous se croisaient, partaient dans des sens opposés, revenaient, voltaient dans une rue et hop, un arrêt pour un petit duo avec une connaissance, puis zoum !, repartaient valser seul plus loin. La Ville bondit de joie, tirant tous ses habitants des dernières brumes du sommeil, et fondit sur son petit protégé préféré qui s’affairait au sommet d’un toit : la première danse du long ballet de la journée débutait. Korégraph était de retour.

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