lundi 31 mars 2014

La Sylve

Alors ça aussi, ça commence à dater... mais là tout de suite je ne saurais pas dire de quand... 2010 peut-être ? C'est un extrait d'une plus longue histoire où l'héroïne, Orme, une adolescente un peu marginale, aime se frotter au surnaturel.


Bruyants, si bruyants… Plus insouciants que jamais. Envahissent l’espace. Aveugles. Narguent sa patience. Egoïstes. Ils sont là.
Juste. Devant. Elle.
Elle. Avide. Affamée.
La Faim…
Elle a si faim…
Faim de vengeance.
Il faut qu’ils s’approchent… S’approchent… Qu’elle. Les. Mange !

Elle se laisse caresser par le vent, l’apprivoise, lui murmure mille et un secrets, le laisse l’enlacer, puis lui souffle quelques songes… Elle le charme, l’envoûte, le prie, le touche de ses caprices, lui chuchote cent promesses si seulement il pouvait… Et le vent s’en va parmi eux. Il se fait doux, joueur, s’insinue entre eux, une brise tiède. Il leur chante une berceuse et elle se soulève en un chœur suave, envoûtant, un souffle plein de promesses. Promesses de merveilles, de trésors, de rêves. Promesses grisantes.

Elle
Les
Veut

Elle chante, elle chante grâce au vent qui porte dans ses mains de poète chacune de ses modulations, de ses désirs. Désir. Elle les veut. Trois d’entre eux tournent leurs regards vers elle, inexorablement envoûtés. Ils ont l’odeur trop forte de la substance qui délie l’esprit, qui balaye le superflu et emmêle les sens. Ils l’entendent. Mais leurs pareils les empêchent d’écouter.

Elle jure, crache, s’énerve, griffe et le Vent est surpris.
Allié fidèle.
Elle se calme. Et attend. En feulant sa faim…


Ils descendirent l’allée bordant le parc jusqu'à ce que les groupes buvant à la santé d’Aran et autres fêtardises plus ou moins légales se fassent moins nombreux, tous partageant l’une de ces longues discussions à la philosophie si bizarre qu’offre parfois la montée de l’alcool. Orme obliqua vers une entrée et poussa la grille du parc, lui tirant un grincement tout à fait sinistre. Elle adorait ce son. Avec un sourire tordu, elle réitéra son geste, encore et encore, savourant ce subtil bruit si caractéristique des histoires les plus sombres, de celles qui vous tiennent en haleine, qui vous font sursauter au moindre chuchotis du vent.

Géheim mit fin au manège infernal, hilare, en s’emparant d’un barreau de la grille pour empêcher Orme de la faire grincer de plus belle :

- T’es déjà complètement paf ma pauvre O’ ! Plus lugubre et bizarre que jamais !

Et il ouvrit le passage de bon : une belle étendue herbeuse ployant doucement sous la brise nocturne, mangée par la masse noire, haute et ténébreuse de la forêt les accueillit.

- Sympa, l’ambiance… commenta Géheim.

Orme eut un éclat de rire qui brisa avec délice le froid mysticisme des lieux l’espace d’un bref instant. Elle adorait cette ambiance, pour sa part… Elle l’adorait comme le grincement des grilles : le frisson qu’il filait, ses résonnances inquiétantes, lourdes de tensions, le bruit qui déchire le silence en millier d’éclats mystérieux, le typique même de la lugubre intrigue… Bref, tout pour lui plaire. C’est donc avec un enthousiasme exquisément piqueté d’une appréhension venue des tréfonds de son instinct le plus basique qu’elle entra dans l’enceinte du parc.


Frisson
Frisson d’excitation
Là…
De nouveaux jouets…
Esseulés…
Son attention se tourne lentement vers eux… Elle siffle de plaisir et, ramenant à elle ce Vent aux mains si habiles, chante de plus belle.

Rien que
Pour
Eux


Orme eut l’impression de crever la surface lisse d’un lac de silence, y tombant comme une pierre lourde et mal dégrossie, troublant son mutisme létal. Elle crut profaner un lieu de recueillement sacré où tous les fidèles se seraient tournés vers elle, la contemplant comme une bête curieuse, une bête curieuse à réduire au silence… Sa tête lui tourna.

Géheim vint à sa hauteur et regarda un instant le grand parc qui s’étendait devant lui et la masse noire de la forêt qui bougeait doucement, bercée par le vent.

- Et bah, de nuit, ce parc est affreusement glauque…

Il aurait pu parler avec la voix tonitruante du tonnerre que c’aurait eu le même effet. Orme, durant un bref instant d’égarement, le prit pour le plus infâme des hérétiques, le plus rustre des ignorants : comment osait-il parler dans une atmosphère aussi feutrée, aussi étrange, aussi fragile… ?

Puis elle sourit. Quelque chose gigotait sous son cœur : un frisson d’envie, de désir envers les mille et un secrets que promettait cette ambiance si particulière, ce calme lourd d’histoire, le sifflement aigu du vent passant sur le fil de la lame qui tanguait dans un fragile équilibre entre silence absolu… et tempête. Le calme avant la tempête. Oui, c’était une atmosphère un peu comme ça… Mais peut-être que la bouteille d’alcool de son cousin l’aidait à considérer la situation sous cet angle…

- Oui… Il est magnifique… répondit-elle, fascinée.

Géheim eut un temps d’arrêt, considéra sa cousine d’un regard étrange, plus éclata de rire :

- Toi, tu ne changes pas !

Elle lui fila un coude dans les côtes, et alors qu’il tirait la grimace, Orme tourna à nouveau le regard vers les arbres... Pour une raison qui lui échappait, la forêt l’attirait…


La femelle entend. Elle entend bien… Elle sent l’odeur qui emmêle les sens, elle transpire une curiosité avide, et surtout… elle entend… Elle est presque seule.
Une proie
Idéale
La sylve ricane, le vent vient caresser la joue de cette auditrice inespérée. Egarée. Idéale. Il lui prend les mains et doucement, doucement… Il l’attire. Il veut la présenter…
A Angold.
Et à travers le Vent, Angold sussure ses promesses, elle charrie l’arôme épicé des intrigues, des secrets, des légendes les plus profondes des temps les plus anciens… Elle frôle sa proie de son savoir millénaire, effleure de ses doigts glacés cette curiosité qu’elle sent toute tendue vers elle, toute prête à se faire engloutir… Il lui suffit de venir… Venir… Qu’elle vienne parmi les arbres, qu’elle vienne dans le cercle, qu’elle vienne entrer dans le tout. Qu’elle vienne à Angold.
Qu’elle vienne
Se faire dévorer


Orme, le regard rivé sur la sylve tremblait de désir… Qu’est-ce que c’était ? Elle crevait d’envie d’aller rejoindre cette ligne sombre pourtant renommée ces derniers mois pour sa dangerosité. Elle voulait y aller… Elle voulait partager avec les arbres ce qu’ils se murmuraient.. Ils murmuraient… Elle en était sûre certaine, oui ce n’était pas que l’alcool : ils la narguaient ! Ils semblaient chuchoter des secrets, la laissant à l’écart.

- Pourquoi on me laisse encore à l’écart ? C’est pas juste !

Non, c’était vraiment pas juste ! Il fallait qu’elle y aille, elle voulait savoir elle aussi ! Il n’y avait pas de raison qu’on la laisse sur la touche, ce soir ! Elle se sentait bien, elle avait l’impression de flotter dans un océan de bien être, elle avait envie d’appartenir à quelque chose, de partager quelque chose, elle avait envie… Elle avait envie qu’on l’aime, na !

Elle entendit vaguement quelqu’un ricaner derrière elle, marmonner un truc au sujet d’une ivresse et… le mot lui sembla délicieusement accrocheur… Ivresse… Ouiiii…

Ivresse

Tout à fait ! Elle était ivre de bonheur, ivre d’être là, ivre d’avoir deux jambes sur lesquelles se tenir comme une ivrogne ayant trop bu d’essence de vie, ivre de s’appeler ivrogne, ivre à en mourir, ivre à vouloir faire n’importe quoi de grand, de fou, ivre à vouloir réaliser tous ses caprices, tous ses désirs à commencer par aller montrer à ces stupides arbres ce que ça signifiait que de laisser… Laisser… Oh et puis au diable son propre nom, quel qu’il soit, ce que signifiait de la laisser elle et elle-même sur la touche ! A l’attaque ! Sus aux offenseurs ! Elle se mit en marche d’un pas décidé, prête à faucher tout ce qui se dresserait sur sa route sans même ralentir !



Elle 
Vient !
« Dépêche-toi ! »

Rafale.

« Nourris-moi ! »

Quelque chose la percute de plein fouet, vidant d’un coup tout l’air de ses poumons… Orme, à genoux au sol, cherche un souffle, complètement étourdie… Elle n’entend plus rien, ne voit plus que ses mains crispées sur les brins d’herbes… Qu’est-ce que… ?

« Cède ! Cède ! Cède ! Laisse-moi t’engloutir ! »
« La Faim ! »
« Laisse-moi
Te
Briser ! »


La pression se retira comme elle était venue, et Orme avala une grande goulée d’air avec l’impression d’émerger d’un lac profond qui lui aurait usé le souffle. Elle regarda devant elle, déboussolée… Rien. Qu’est-ce qu’elle avait heurtée ? Qu’est-ce… C’était… Important… ? Oui ! Quelque chose, là, à l’instant, venait de l’écraser de tout son poids, quelque chose avait voulu la broyer ! C’était…

« Ne t’en va pas, ne me laisse pas… »

Qu’est-ce qu’elle entendait… ?

« Reviens parmi nous ! Ou n’ose plus jamais vouloir partager nos secrets ! »

C’était pas le moment, il fallait rejoindre… Rejoindre… Rejoindre quelqu’un… Quelqu’un l’appelait, derrière elle, et il fallait… Qui… ? Derrière… Non, devant… ? Oui, quelqu’un l’appelait, devant…

« C’est cela, écoute-moi, ne vois que moi, n’entend que moi, ne pense qu’à moi, n’aime que moi ! Je suis ton univers maintenant, ne m’échappe pas, tu n’en as pas envie, je suis tout ce que tu désires… Alors viens… Le reste n’est pas important… »


Là-bas… ? Mais oui, devant la forêt il y avait… Quelqu’un ? Orme cligna des yeux : tout à fait, une silhouette plus noire que noir se découpait dans l’obscurité ambiante, qui était-ce ? Faisait-il parti de l’histoire ? Orme plissa les yeux, mais la noirceur et ses vertiges l’empêchaient de distinguer plus. Elle avança.


Brisure. Elle s’arrache à sa sorcellerie, aux caresses du vent, son attention braquée ailleurs.
Angold suit son regard.

La
Détruire.

La sylve griffe la terre, lacère l’air, hurle contre cette maudite femelle qui bouffée par sa curiosité avance vers Lui. Il est à elle. A elle. Lui. Femelle méprisable, faible créature, ignoble âme solitaire qui ose, qui ose s’approcher de son bien, son petit, son enfant. Son enfant à elle.

Elle
Hurle
Si fort.
Qu’Elle vient.
Celle qui Rode.
Celle qui Joue.



La tête lui tourne, l’alcool monte… Ce doit être pour ça que cette curiosité la dévore, cette silhouette droite et immobile face à la forêt, pour cela qu’elle la trouve si étrange, si improbable, si irréelle.
Un vent froid agite les arbres, plus loin, et Orme s’arrête. Un vent froid, au fond d’elle, quelque chose a peur. Géheim la rattrape. Il l’engueule. Du moins son ton n’est pas tendre, mais elle ne comprend pas. Elle le prend fermement par le bras et le traine vers la silhouette, ne la lâchant pas des yeux…
La silhouette bouge.
Se tourne vers elle.


Celle-qui-rôde s’approche doucement, se tapie dans les ombres, jalousement cachée par la forêt, et observe. Observe. Ce qui fait hurler sa forêt.
Le Vent ne veut plus jouer, Angold l’a vexé. Qu’importe, la sylve grince, furieuse. Elle appelle son rejeton, l’exhorte à attraper sa proie. Sa proie à elle. Elle veut cette maudite femelle, elle la veut…
Alors, il regarde la proie approcher, intrigué. Et
La reconnaît.
Il refuse la chasse.
Angold siffle, menaçante.
Et repart.
Celle-qui-rôde reste. Alerte. A l’affut. Quelque chose d’intéressant se passe, bien qu’elle ne sache pas encore le saisir.


La curiosité dévorante d’Orme disparût, remplacée par une inexorable frustration.

« Orme ? »

Sans blague petit génie…

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